Abstract

Roman Jakobson insiste sur l'influence que la phénoménologie husserlienne a exercé sur le structuralisme linguistique de l'école de Moscou et de Prague. On constate d'autre part l'intérêt croissant des linguistes et philosophes intéressés à des questions méthodologiques en linguistique, pour les intuitions husserliennes concernant le langage dans les Recherches logiques. On peut considérer certaines oeuvres de Roman Ingarden, et surtout Das Literarische Kunstwerk, comme le meilleur commentaire interprétatif de cette phénoménologie du langage inchoative du premier Husserl. L'œuvre littéraire n'y est pas étudiée comme un objet esthétique mais comme un discours priviligié et prototypique réalisant toutes les caractéristiques de la discursivité humaine. La stratification anatomique élaborée par Ingarden est la reconstruction de l'identité intersubjective de ce fragment linguistique qu'est l'œuvre littéraire. Le rapprochement que nous avons voulu esquissé entre certaines données axiomatiques de la linguistique structurale et certaines acquisitions de l'analyse ingardienne nous semble déjà justifié par le fait que, au début de sa réconstruction eidétique, Ingarden affirme l'autonomie du fragment discursif et son caractère stratifié ou structuré. Notre étude yise à contrôler la validité et la perti nence des concepts et catégories mis à l'œuvre dans cette philosophie de langage de Das literarische Kunstwerk. Le fragment discursif est explicitement analysé par Ingarden comme une forme construite de différentes couches ; toutes les composantes de cette structure interne peuvent être considérées comme des voix „polyphoniques” de la forme globale de ce fragment discursif. Dans une première partie nous avons étudié des caractéristiques de cette stratification polyphonique de la forme littéraire (sous 1.). A ce propos, il fallait expliciter ce qu'est la forme d'un fragment linguistique chez Ingarden (a.), comment les couches formelles sont hiérarchisées dans cette anatomie eidétique (b.), et quelles sont les différentes unités distinguées par Ingarden : l'intérieur des couches formelles et utilisées dans la construction de l'ensemble polyphonique (c). Dans une seconde partie plus critique nous avons essayé de déterminer en quoi le statut de la forme littéraire est linguistique (sous 2.). En effet, la question doit être posée en quoi la spécificité de cette forme polyphonique qu'est l'œuvre littéraire est liée aux qualités linguistiques de cette forme. Il s'agit surtout de thématiser la relation de signification et signification linguistique. Ingarden lui-même entrevoit très bien la solution quand il analyse la forme littéraire comme un ensemble de propositions „quasi” : phrase et proposition, grammaire et logique ne sont donc pas à identifier : il y a une consistence propre aux structures et unités grammaticales (a.). Cette autoconsistence doit être vu comme la conséquence de la capacité fonctionnelle des deux couches linguistiques de la forme polyphonique : la matérialité sonore et l'unité significative (b.). Comme la couche des unités significatives est centrale pour que l'identité du fragment linguistique soit garantie, il faut finalement se demander comment et en quoi les unités significatives sont linguistiquement dépendantes, surtout si on prend en considération la définition établie par Ingarden de la signification comme pont de croisement de l'idéalité et de l'intentionnalité (c). Ce développement de notre analyse doit démontrer les différentes réductions proposées par Roman Ingarden et si typiques pour toute philosophie du langage d'inspiration husserlienne. Nous avons dû mettre en reliëf chez Ingarden le manque d'une immanence linguistique de la signification, bien qu'il y ait des essais très poussés de médiatiser la corrélation de l'idéalité et de l'ntentionnalité concernant la sgnification : on pourrait dire que l'intentionnalité est transformée d'une manière spécifique à chaque niveau de la stratification formelle et de la construction sérielle des unités. Notre opinion quant au parallélisme de l'axiomatique structurale et de la théorie phénoménologique du langage est donc nuancée, mais ne va sûrement pas aussi loin que l'enthousiasme de Jakobson. On peut affirmer que l'intentionnalité créatrice de signification est en même temps une faculté de structuration en tant qu'elle se spécifie dans l'hétérogéinité des couches formelles ; cette intentionnalité d'ailleurs n'est plus fondé dans une subjectivité concrète mais purement transcendentale à cause de la corrélation avec l'idéalité significative. Tout linguiste méthodologiquement intéressé est, sans aucun doute, fortement attiré par l'idée ingardenienne de la forme du fragment linguistique et de sa structuration interne, mais manquera une doctrine plus radicale quant à la capacité constitutive du langage dans la création de la signification