Abstract
Il s’agit de revenir maintenant sur la portée historico-politique de l’Analytique du sentiment esthétique sublime. L’enjeu n’est pas exclusivement exégétique, mais vise notamment à évaluer ce qu’il en est du « progrès vers le mieux » dans le temps présent. L’essence de l’affect esthétique sublime réside dans un retournement : la défaillance des formes sensibles de présentation, par leur défaut même, présente, négativement, une Idée de la raison (l’infini, la liberté), dont le sentiment est universellement partageable en principe. S’y révèle ainsi « notre destination supra-sensible » : témoigner de l’inconditionné, cultiver la « susceptibilité » aux Idées. Et cela à l’occasion des séquences historico-politiques tout aussi bien, y compris les conjonctures les plus « désolantes ». La désolation elle-même, si elle relève de cette esthétique de la présentation négative de l’Idée, peut faire « signe d’histoire », c’est-à-dire : être un indice probant que les humains dans leur histoire progressent dans la capacité au mieux. Tel fut le cas de l’affect d’ enthousiasme qui gagna les peuples européens lors de la Révolution en 1789. Mais il peut en aller de même pour le chagrin, voire pour le désespoir (en tout cas le « désespoir révolté », die entrüstete Verzweiflung ). 2. Il reste que le retournement de la défaillance des formes en sentiment sublime ne va pas sans quelques difficultés intrinsèques, liées à sa différence d’avec le beau : cette défaillance annonce un certain retrait de l’Idée de sens communis (gage, pourtant, de l’universalité sans concept à laquelle prétend le sentiment esthétique) ; et sa conversion en affection sublime exige la médiation d’une culture rendant les esprits plus sensibles aux Idées. Ne faut-il pas en conclure que, avec ce retrait du sens communautaire et le déclin de la culture (à l’ère de l’industrie culturelle multi-médiatique), il ne peut pas y avoir d’affection sublime, partageable publiquement et faisant « signe d’histoire », attestant qu’il y a progrès? 3. Ce manque de signe esthétique, affectif, éclairerait comment une crise de l’histoire et du politique est-elle possible. Cette crise, n’est-elle pas ce qui s’installe désormais comme le trait constitutif fondamental de notre sort à présent? En proie aux menaces de catastrophe globale qui pèsent aujourd’hui sur la planète et sur l’humanité, ce qui nous reste encore de « résistance » n’est-il pas dû davantage à l’angoisse de la survie, plutôt que tiré par le sens d’une Idée incommensurable qui, témoignant de notre destination supra-sensible, attesterait toujours que nous sommes en progrès vers le mieux?