Abstract

In lieu of an abstract, here is a brief excerpt of the content:Two NarractsAntoine Volodine (bio)1. DögbruzDögbruz dépassa le dernier lampadaire de l'avenue et il s'arrêta pour calmer sa respiration haletante. Derrière lui, la ville semblait déserte. La nuit était tombée depuis des heures, de longues heures, un grand nombre d'heures, et, alors que cette idée prenait naissance dans l'esprit de Dögbruz, la phrase bourgeonna et devint quelque chose d'inquiétant, une réflexion qui n'appartenait pas totalement à notre monde : la nuit, pensa soudain Dögbruz. Elle est tombée depuis plusieurs jours.Plusieurs jours sans soleil ni lune, sans crépuscule, plusieurs longues tranches noires de vingt-quatre heures. La noirceur n'avait connu aucune interruption.– Je... Mais qu'est-ce que... bougonna Dögbruz.L'air était tiède, le sol sous ses pieds était chaud, de temps en temps une ombre minuscule voletait en silence autour de sa tête, puis disparaissait. Un flocon charbonneux. Une mouche, pensa-t-il. Elle est épuisée ou déjà morte, pensa-t-il.– Non, non, pas ça, murmura-t-il, effrayé par ce qui faisait des allées et venues entre sa sous-conscience et sa conscience, des images et des expressions qui avaient rompu avec la logique du réel.Il avait besoin de bouger les lèvres et les cordes vocales pour les chasser, ces images et ces expressions désagréables.– Non, pas morte, cette sale bestiole, corrigea-t-il à voix basse. Très fatiguée, peut-être. Comme moi, très, très fatiguée. Mais pas encore morte. Autrement elle serait au sol. Elle ne pourrait pas voler.Comme moi, pensa-t-il. Moi aussi je suis au sol. Et, s'il y a au moins une certitude ici cette nuit, c'est que je ne vole pas.Il resta quelques minutes immobile, sans rien faire d'autre que combattre les petites intuitions délirantes qui traversaient les couches inférieures de son intelligence et montaient sans hâte, comme des bulles de méthane cherchant, dans un marécage, la surface de la vase. Il reprenait son souffle en observant l'avenue, devant et derrière lui : une vallée d'obscurité monotone, deux parois de maisons non éclairées, quelques arbres qui agonisaient sous la poussière, des palmiers en phase terminale, quatre ou cinq, dans la distance, et, pour le reste, une vilaine coulée [End Page 60] de bitume, qui donnait l'impression d'avoir pour origine le ciel sans la moindre étoile, d'une épaisseur et d'une opacité repoussantes. Les lampadaires étaient rares. À la fin de l'image, rien ne brillait. Pas d'horizon, pas de séparation entre le monde des nuages et le ruban bitumeux, les maisons noyées dans le rien, plus de différence entre la nuit du haut et la nuit du bas.Il s'aperçut soudain qu'il ne respirait plus et il s'empressa de mettre un terme à ce moment d'apnée indésirable.– Saletés de poumons de merde, jura-t-il.De nouveau, ses sacs pulmonaires se gonflaient et se dégonflaient. Certes. Mais il devait y veiller, leur donner l'ordre de s'emplir puis de se vider. Sans cesse il devait contrôler cela. Il haussa les épaules au bout d'une minute.– Tu parles d'un organisme pourri, protesta-t-il, s'adressant à lui-même, ou plutôt à on ne sait quelle divinité familière qu'il associait à son destin, une divinité camarade et, face à l'adversité, aussi impuissante que lui.Alors qu'il essayait de confier son alimentation en oxygène à des réflexes qui fonctionnaient avec réticence, il distingua au bout de l'avenue une forme que d'abord il se refusa à identifier, puis qu'il fut bien obligé de reconnaître. C'était loin, à plus de cent cinquante mètres, noyé d'obscurité, mais le doute n'était pas possible. Non, non, je ne peux pas me tromper, pensa-t-il.Un lama.L'univers ici est en noir et blanc, pensa-t-il. Aucune couleur et presque aucune nuance de gris. Mais...