Abstract
La nature du projet de Danielle Lories est exposée clairement dans les premières pages de l’ouvrage. L’auteure situe les origines de son entreprise dans la volonté d’affronter la difficulté que présente la notion de «sens commun», aux paragraphes 18, 22 et 40 de la Critique de la faculté de juger de Kant, mais aussi le propos de Hannah Arendt tiré de «La crise de la culture» qu’elle cite en page 2, sur la jonction des sens communs kantien et aristotélicien. Ce qui préoccupe essentiellement l’auteure, dans la pers-pective d’une pensée de la «spécificité du jugement praxique», est ici la façon dont s’articulent le sens commun en tant qu’unification de l’expérience sensorielle par-delà la diversité des cinq sens, et le sens communautaire en vertu duquel nous communions dans une même appréhension du réel, la constitution d’un rapport au réel étant d’abord affaire de sens: «Chez Arendt, tout se passe comme si le partage des choses perçues avec autrui et donc leur réalité “objective” était le prolongement naturel du partage d’une même chose perçue par nos divers sens». En arrière-plan de l’entreprise figure un intérêt pour les rapports entre jugements pratique et esthétique. L’auteure se trouve amenée à traiter d’Aristote, et entend montrer que si chez lui le sens commun du De anima et des Parva naturalia est bien un sens global du réel, il n’a guère encore cette dimension communautaire que présente en revanche la φρόνησισ, «excellence du jugement pratique et excellence politique», laquelle φρόνησισ se trouve en continuité avec la discrimination perceptive unitaire, dans la mesure où pour l’une comme pour l’autre, l’objet est le particulier du monde réel perçu. Danielle Lories est également conduite à examiner si, entre le livre VI de l’Éthique à Nicomaque, d’une part, et la Critique de la faculté de juger d’autre part, il n’y a «rien qui vaille mention». Ayant travaillé sur Shaftesbury, un des pères britanniques de la philosophie du sens commun, sous l’espèce notamment du sens moral, par ailleurs précurseur du désintéressement esthétique kantien, et enfin lecteur d’Épictète, l’auteure se trouve orientée dans la direction de sa source stoïcienne. De là cette fois, malgré l’obstacle apparent que constitue le fait pour le stoïcisme de s’apparenter davantage au platonisme qu’à l’aristotélisme en concevant la φρόνησισ comme une science et en l’identifiant à la σοφία, tout en faisant en outre à peu près silence sur l’αἴσθησισ κοινή, l’idée d’«étudier l’éventuel apport du stoïcisme — ancien — à l’analyse du jugement pratique — celui du phronimos au sens où l’entendait Aristote», la thèse étant que la marque du stoïcisme dans l’histoire de la pensée occidentale du jugement pratique «consiste à faire converger dans ce jugement plusieurs formes de “sens commun” dont certaines sont dérivées de l’aisthèsis koinè ou encore de la phronèsis aristotéliciennes».