Abstract
L'œuvre maîtresse de Gadamer est considérée ici comme une tentative de dépasser l'historicisme de ‘l'herméneutique romantique’, une tentative qui éviterait les contradictions qui sont en effet inhérentes à cet historicisme tel qu'il est surtout représenté par un Dilthey. G. présente son herméneutique comme le fondement transcendental du ‘Verstehen’ ; c'est à dire non comme une méthodologie des sciences interprétatives. Elle demande : comment le ‘Verstehen’ est-il possible? De là G. est amené à élaborer toute une philosophie de la vérité, un concept radicalement nouveau de l'objectivité en tant que telle. G. s'oppose au psychologisme de l'herméneutique classique de Schleiermacher jusqu'à Dilthey, psychologisme qui implique en effet une conception objectiviste de la vérité historique et de la vérité tout court. Il substitue à cette conception la sienne qui comprend le ‘Verstehen’ non pas comme la saisie d'une objectivité étrangère par un sujet qui se distingue et se détache nettement de cet objet, mais comme un ‘processus’ (‘geschehen’) dont le sujet n'est plus le maître et qui aboutit à un résultat qui n'est pas prévu ni prévisible, et qui est quelque chose comme une fusion entre le sujet (et ce qu'il tenait pour vrai) et l'objet (à savoir le texte et ce que celui-ci présentait comme la vérité). (La possibilité de) ce processus est fondé dans l'historicité foncière du ‘Verstehen’. Ce n'est qu'en assumant radicalement cette historicité qu'on peut éviter d'une part l'objectivisme, voire le positivisme à peine latent d'un Dilthey, et d'autre part l'illusion hégélienne d'un savoir absolu dans lequel le sujet se posséderait entièrement en même temps que son autre : l'objet. Cela dit nous essayons de suivre la façon ambigue et même, selon nous, contradictoire dont l'auteur décrit les conditions et les moments de ce processus en effet ambigu (et contradictoire ?) en lui même. Il se montre comment au cours de ce processus, essentiellement et irrémédiablement dominé par le ‘préjugé’ (qui en est la condition positive !) il se produit quelque chose comme un avènement de la vérité – une vérité qui est d'une part toujours sinon parfaite et complète, du moins réellement possible, mais d'autre part jamais définitive ni totale, et donc en un sens - impossible ! G. prétend qu'on ne peut dépasser l'historicisme et ses contradictions qu'en le radicalisant : l'historicité, de simplement ‘empirique’, devient transcendentale. Cependant l'essai de G. de fonder le ‘verstehen’ diffère en ceci de celui, analogue, entrepris par Kant pour les sciences de la nature, que la condition transcendentale du ‘verstehen’ n'est pas une conscience mais une structure de l'être. Or la thèse développée dans la deuxième partie de notre article se résume en ceci que la tentative de fonder un savoir (vrai !) dans une structure quasi-objective du monde ou de l'être mène au résultat contradictoire que cette tentative devient incapable de se fonder elle-même. Dans son effort de dépasser l'objectivisme d'un Dilthey G. introduit sans le vouloir une dualité nouvelle, non pas, cette fois, entre le sujet et l'objet du ‘verstehen’, mais entre la conscience concrète, historique, ‘empirique’ (le conscience qui exerce le ‘verstehen’) d'une part et la conscience transcendentale de l'autre, c'est à dire la conscience que prend l'homme en tant que philosophe du caractère radicalement historique de son savoir, conscience que G. appelle ‘conscience herméneutique’. Nous voudrions commenter ce résultat en disant que si l'historicité devient transcendentale, la conscience transcendentale devrait s'historialiser elle aussi. Or malgré l'effort de G. de nous le faire croire, ceci n'est pas ce qui arrive : son livre nous montre au contraire que si l'historicité devient toute puissante et domine tout notre savoir, la conscience que l'homme prend au niveau philosophique de cette condition de son savoir, au lieu d'être l'aboutissement réel d'un devenir concret, se présente comme une conscience purement a-historique, formelle et vide. Cette conscience n'est que la conscience paralysante et globale de la finitude essentielle du savoir humain : elle aboutit à une ‘docte ignorance’. Au lieu que l'expérience se tienne ouverte, comme le voudrait G., et se maintienne comme cette ouverture indéfinie vers des expériences toujours nouvelles, elle se ferme : elle se réduit à cette certitude simple et définitive de sa propre finitude. On doit selon nous conclure que G., dans sa tentative de restaurer ou de maintenir une unité vivante et ‘concrète’ entre expérience et savoir, entre vie et réflexion, ne fait en réalité que creuser un abîme d'autant plus profond et infranchissable entre la consscience formelle, universelle et vide du philosophe d'une part et la vie immédiate et une de la conscience empirique avec son contenu particulier, de l'autre - une conscience dont on est bien obligé de dire en effet qu'elle est aveugle. Notre thèse est que cette dualité ne peut être surmontée que si on la prend au sérieux, que si on la pense et veut vraiment la comprendre en tant que telle, au lieu de l'ignorer et de se cramponner à quelque unité primordiale qui, dès que la réflexion naît, n'existe plus et ne saurait être restaurée d'aucune façon. La réflexion, la philosophie, n'a pas pour mission (d'ailleurs contradictoire et par conséquent impossible) de se nier elle même, ni de renoncer à sa nature en replongeant dans une vie préréflexive considérée comme un absolu. Nous terminons notre étude en soulignant que la description que nous livre G. du processus du ‘verstehen’ s'applique intégralement à l'expérience esthétique et que donc son oeuvre, loin d'être acceptable comme une nouvelle philosophie de la vérité, a sa valeur - et une valeur très grande - comme une phénoménologie de l'expérience esthétique