Abstract
La tolérance pose certaines questions essentielles aux analyses phénoménologiques de l’intersubjectivité. Tout d’abord, comme Sartre ou Heidegger l’avaient souligné, dans quelle mesure la tolérance ne se retourne-t‑elle pas toujours en une intolérance plus profonde, sous les formes de l’indifférence à l’égard de l’autre ou bien d’une domination qui réduit l’altérité d’autrui à des propriétés imposées, le privant de sa liberté? Mais si l’on prend au contraire le parti de construire un concept positif de tolérance pour penser la relation éthique, alors le problème est de maintenir une double exigence : celle d’accueillir autrui en s’ouvrant à son altérité par rapport à moi, mais aussi celle de ne pas traiter cette altérité comme une différence abstraite. Il s’agit de reconnaître que la manifestation d’autrui est toujours située dans le monde, impliquant un ensemble de valeurs et de croyances susceptibles d’être en inadéquation avec les miennes, et qui doivent être supportées ou endurées malgré tout dans certaines limites sûrement impossibles à fixer a priori. Ainsi le phénomène de la tolérance demande que l’on envisage les normes absolues de la rationalité éthique comme toujours déjà particularisées dans des situations sociales concrètes, avec leurs caractéristiques politiques, culturelles, cultuelles et historiques contingentes. Nous montrons dans cet article que c’est précisément ce que Levinas (et Derrida à sa suite) comprend lorsqu’il aborde la question de l’intersubjectivité à partir du problème du tiers. La tolérance donne ainsi l’opportunité de penser les conditions du cosmopolitisme comme structure phénoménologique de la relation intersubjective (le rapport à l’autre comme rapport situé mondainement), même si l’on pourra alors se demander, en conclusion, si la tolérance abordée dans une perspective de l’émancipation, au sein d’une « histoire universelle d’un point de vue cosmopolitique », n’appartient pas à la vision philosophique des Modernes et de l’ Aufklärung, et si elle est encore tenable dans un monde de plus en plus dominé par l’essence de la technique.