Abstract
Selon Léonard de Vinci, le peintre doit « se mettre à la place de l’esprit même de la nature », entendue comme genèse perpétuelle, force vitale et métamorphique. Dans sa démesure, un tel projet fascine autant qu’il terrifie. Pour répondre à ce défi, Léonard renouvelle profondément l’art de la peinture jusqu’à en faire, en théorie comme en pratique, un exercice sans cesse recommencé. Les notes et préceptes du Traité de peinture comme les techniques qu’il invente en témoignent – chiaroscuro, sfumato, perspective aérienne, componimento inculto [esquisse informe ou sauvage], etc. À la jonction de la main et de l’esprit, l’exercice de peindre sollicite une ascèse perceptive et imaginative, à travers le jugement, le regard, porté sur le monde et ses formes mouvantes. Ascèse, au sens fort d’un désapprentissage permettant de détisser les rets de l’habitude et les tropismes subjectifs. Cet exercice opère non seulement le crayon à la main, par le déploiement de l’esquisse et la fécondité du repentir [pentimento], mais, dans un plus grand dénuement encore, en regardant « des murs souillés de beaucoup de taches », « avec l’idée d’imaginer quelque scène » – « incitation à la rêverie éveillée » comme l’appelle André Chastel. Dès lors l’exercice de peindre prend chez Léonard une tournure très étonnante et singulière : tout en privilégiant la dimension processuelle de l’œuvre, il s’agit de faire, pour ainsi dire, de la peinture sans pigment ni pinceau. Autrement dit, la prétention cosmique du peintre n’a d’égale que son aptitude au dénuement.