Abstract
On connaît les difficultés actuelles de la philosophie française et la querelle qu'elle mène avec le structuralisme idéologique. La position de Jacques Derrida, auteur de trois publications récentes (La Voix et le Phénomène ; L'Ecriture et la Différence ; De la Grammatologie) est nouvelle et originale dans ce débat polémique de méthodes et de positions de principe. Son œuvre, déjà abondante et surtout riche en nouvelles perspectives, se présente comme un commentaire interprétatif de certains grands auteurs classiques, philosophes et écrivains : Platon, Rousseau, Hegel, Husserl, Freud, Lévi-Strauss, Bataille, Artaud, Levinas e.a. Imprégné de phénoménologie essentiellement husserlienne – on trouve chez lui des analyses brillantes de certaines pages de la première Logische Untersuchung, de Ideen 1 et de l'Ursprung der Geometrie –, Derrida pose à chaque instant et à travers chaque commentaire effectif d'un grand texte, la question de la possibilité du projet philosophique. L'intuition centrale de cette œuvre est que la philosophie et la science se déroulent dans une continuité absolue à l'intérieur de l'episteme occidental ou grec ; elles s'inscrivent dans l'histoire du logos puisque le telos philosophique et scientifique est constitué par la pure logicité incarnée dans un discours, instauré par et instaurant la présence pleine et rassurante. Cela ne veut pas dire que le logos comme histoire de la rationalité, c.à.d. comme philosophie ou science, et comme histoire tout court, ne présente pas de brisure interne. Jacques Derrida est particulièrement attentif à toute faiblesse, tout manque qui se décrit dans les systèmes philosophiques, mais ne se déclare jamais par principe en par essence. C'est l'oubli de l'écriture comme ce qui résiste à la logologie qu'est la philosophie, qui suscite la méfiance et indique le chemin qui mènera vers la trace et le Dehors. La pensée logocentrique devrait être détruite et remplacée par une grammatologie ou „science de la lettre” (ou de l'écriture) qui dépasse la logologie philosophique et ses présupposés épistémiques. Cet article n'a pas d'autre but que de présenter d'une manière aussi systématique que possible, cette grammatologie comme elle se concrétise dans l'œuvre jusqu'ici fragmentaire de Derrida. Ce serait impossible et injustifiable de fixer par une approche critique une pensée qui est en pleine évolution et qui se déclare d'ailleurs elle-même stratégique et opératoire. Il s'agit donc seulement pour nous de périfraser les écrits difficiles de Jacques Derrida et de sympathiser avec une recherche qui ne propose pas seulement une nouvelle interprétation de l'histoire de la philosophie, mais en décrit en plus la clôture, tout en ouvrant la possibilité d'un discours postlogologique qui se meut dans le Dehors de l'écriture. Nous avons indiqué d'abord, toujours en suivant la méditation de Derrida lui-même, comment l'histoire de la pensée gréco-occidentale – de Platon à Husserl en passant par Hegel – a été fascinée par l'utopie de la présence. Ensuite nous décrivons cette solidarité essentielle de la pensée philosophique et scientifique en ce qui concerne le théorie du signe, du langage et de l'écriture ; le modèle linguistique, de Saussure ou de Hjelmslev à Lévi-Strauss, est phonologique, valorise donc la phonè, et se développe parallèlement à une phénoménologie où le logos récupère la présence dans la voix transparente d'une vie transcendentale. Une troisième partie indique le tournant, illustré et préfiguré entre autre par le théâtre de la cruauté d'Antonin Artaud et par le principe de souveraineté chez Georges Bataille. La critique de la représentation d'une part et la valorisation du jeu et du risque radical d'autre part mènent vers cette sphère du silence où règne l'écriture. La difficulté de conceptualisation grammatologique apparaît clairement dans la quatrième et dernière partie de notre étude, où sont développées les notions de trace, d'écriture et d'origine. Puisqu'il n'y a aucun discours qui échappe à la ruse de l'onto-logique et puisque toute question Qu'est-ce que ? présuppose une métaphysique de l'essence et de la présence, la grammatologie se déroulera sur un fond d'impossibilité. Le chemin de la trace n'est jamais articulé dans la linéarité d'un savoir positif. Si la trace est la différance, c'est que la différance est le mouvement pur qui engendre la et des différences. Dans ce sens-là, la voix aussi bien que la lettre doivent être situées à l'intérieur de leur condition de possibilité qu'est la trace ou l'archi-écriture. Cette différance est différente de et diffère l'aparaître et ce qui apparait. Elle est temporalisation (cf. le sens de „différer”) mais d'un temps autre que métaphysique et insaisissable pour toute phénoménologie transcendentale. Temporalisation qui est espacement ou instauration de l'intervalle et de la forme. La trace qui comme différance est différente et rend possible la présence-absence, est le pur temps-espace du jeu ; elle est l'archi-phénomène indicible, innommable et irréductible ou le Dehors. La nouveauté puissante de Derrida consiste maintenant dans l'argumentation en faveur d'une identification de la trace et de l'écriture. C'est l'analyse de l'Essai sur l'origine des langues de J. J. Rousseau qui lui donne l'occasion de décrire la structure complexe de la supplémentarité en rapport avec l'écriture et sa relation avec la parole. Ici encore Derrida découvre le malaise essentiel à l'intérieur de la doctrine rousseauiste : le supplément qu'est l'écriture, n'est pas épuisé par son caractère additif. La supplémentarité a la double fonction d'addition et d'achèvement (et donc de condition de possibilité) ; le logocentrisme dissimule, par définition, cette deuxième fonction, ce qui mène à la conception dépréciative et dualisante de la représentation et du signe. L'écriture, déterminée comme supplément, est le double comme origine de la parole ; elle sillonne la présence et l'altère. Le concept le plus adéquat et donc le plus dangereux puisque le plus stratégique, de la visée grammatologique est celui de supplément d'origine. Si Derrida décrit l'écriture comme le supplément d'origine, c'est que l'écriture est le temps-espace qui est origine étant supplément et à la fois supplément à l'origine ou origine de l'origine. L'archi-phénomène scriptural nous apprend donc que cette origine de l'origine est son inorigine ce qui revient à dire que la différance ne diffère en rien de la différence. Cette structure fondamentale ne se dit pas puisque le mouvement d'altération ne réalise rien, étant structure du Dehors (de la présence), mais s'inscrit : cette inscription ou écriture, empreinte de l'inorigine, est la norme „originelle” de la vie, de la parole et du monde. Ce schéma de certains concepts partout au travail dans le texte de Jacques Derrida, ne laisse rien apparaître ni de sa force de pensée ni de la richesse de nuances inattendues. Ce qui étonne et fascine le plus chez notre auteur, est cette obstination soutenue qui met en question et en accusation l'oubli essentiel de l'écriture dans la pensée logologique de la philosophie et dans l'histoire de l'episteme occidental en général. D'autre part, la „pensée” de Derrida, n'ayant pas de centre, n'étant pas une „œuvre” proprement dite puisqu'elle ne se réalise jamais dans toute sa positivité, fuit la tentative de comparaison ; situer cette „pensée” dans ses dépendances et interdépendances serait d'ailleurs vain et injuste. La position de Derrida à l'égard de Levinas et de Heidegger est toujours et pour les mêmes raisons ambiguë et hésitante. Si la pensée de la trace chez Levinas et le concept d'altérité ont sûrement entraîné Derrida, il n'en reste pour autant ni désarmé ni sans critique pour cet auteur. L'attitude de Derrida à l'égard de Heidegger est encore infiniment plus complexe : toute la question est de savoir si Heidegger lui-même se situe à l'intérieur de cette onto-théologie qu'il a si admirablement circonscrite. La pensée de la Differenz chez Heidegger se laisse toujours interpréter de deux façons différentes ; l'allure heideggerienne de Jacques Derrida est radicalisante et postphénoménologique et sa destruction mène à une théorie de l'écriture où la différance est posée comme Durchstreichung de l'Etre : la grammatologie pense la différance comme différance (Differenz als Differenz). Si nous tâchons de comprendre l'éclat captivant de cette grammatologie – nouveauté éclatante, très solidaire de la modernité et d'un avenir qui perce sur les confins de notre temps – il faut mettre en lumière cette conclusion fondamentale : la grammatologie, stratégique par définition, se développant autour de l'archi-phénomène qu'est l'écriture, constitue une menace intérieure de toute logologie phonologiste, donc de toute philosophie. Cette „pensée de l'écriture” inaugure la catastrophe salutaire qui valorise radicalement et globalement le signifiant comme origine inoriginelle de la signification, de la parole, de la rationalité, du monde et de la vie. C'est la structure de supplémentarité dans toute sa complexité qui touche au noyau et à l'entrelacement où se rejoignent la possibilité et l'impossibilité : la pensée de l'origine comme inorigine – pensée impossible et pourtant nécessaire – détruit le recours à l'essence et à la présence et instaure le règne de la lettre et le temps-espace grammatologique