Abstract
Au cours des années 1910 et 1920, les effets conjugués des idées savantes sur la spécificité des anticorps, de la croyance profane à l’existence d’un sang syphilitique et de l’importance attribuée à la détection de la syphilis par les autorités sanitaires ont permis de transformer un test diagnostique peu efficace, la réaction de Wassermann, en «fait scientifique» incontestable. Ce fait scientifique établit l’équivalence« individu Wassermann positif= personne infectée par l’agent étiologique de la syphilis, la bactérie Treponema pallidum ». Il a ainsi modifié les contours de l’entité nosologique «syphilis», les pratiques professionnelles, les représentations profanes de la syphilis et les politiques de santé. Tenu pour solide pendant une trentaine d’années, ce «fait scientifique» fut toutefois déstabilisé dans les années 1950 en raison du hiatus croissant entre les résultats accumulés grâce à la diffusion massive du test de Wassermann et les données épidémiologiques sur la prévalence de la syphilis, et de la comparaison entre les résultats de la réaction de Wassermann et ceux des nouveaux tests diagnostiques spécifiques du tréponème. Un pourcentage élevé de personnes «Wassermann positives» fut alors redéfini comme des « faux positifs biologiques », soit des individus souffrant de pathologies autres que la syphilis, mais cependant capables d’induire une réaction Wassermann positive. L’équivalence « personne Wassermann positive = individu infecté par Treponema pallidum » fut remplacée par l’équation« personne Wassermann positive = individu infecté par le tréponème ou faux positif biologique ». La nouvelle vision de la réaction de Wassermann modifia à son tour les pratiques des professionnels et les représentations que le grand public se fait de la maladie. L’histoire de la détection de la syphilis illustre les interactions complexes entre « faits scientifiques » et « faits sociaux» et l’interdépendance de leur évolution.