Abstract
Une excellente introduction à la pensée de M. Levinas est le titre de son grand ouvrage : Totalité et infini. Essai sur l'extériorité (notez que le mot „extériorité” n'a rien à voir ici avec le tartes extra tartes qui définit la res extensa cartésienne ; il est pratiquement synonyme de „transcendance”, qui signifie le pouvoir que l'homme possède de se transcender, de sortir de soi, de reconnaître l'Autre dans son altérité). Ce titre est donc un titre bien classique : il comprend les trois concepts-clefs de la philosophie : totalité, infini, transcendance. Ces trois concepts sont si intimement liés dans la philosophie occidentale qu'ils tendent à s'indentifier. C'est le cas de toutes les philosophies „égologiques” qui définissent l'être comme intériorité, immanence, autoposition illimitée de soi par soi. Elles finissent toujours par ramener l'Autre (y compris I'alter ego) au Même (c'est à dire le soi-même de la conscience de soi) et c'est pourquoi elles n'arrivent pas au plan éthique, à la vraie reconnaissance de l'autre pour lui-même, mais conduisent à son asservissement ; au plan métaphysique, elles ignorent la vraie transcendance, la vraie sortie de soi vers l'altérité de l'Autre ; au plan religieux, elles manquent le Dieu transcendant de la Bible, le Tout Autre, l'Infini au sens cartésien. La philosophie de M. Levinas procède précisément „en distinguant entre l'idée de totalité et l'idée d'infini et en affirmant le primat philosophique de l'idée de l'Infini”, ce qui veut dire qu'elle est „une défense de la subjectivité... comme fondée dans l'idée de l'infini” (p. XIV). La question est donc : que deviennent dans la pensée de M. Levinas, ces trois concepts-clefs de la philosophie et quels sont les rapports qui se jouent entre eux ? 1. Le concept de totalité exprime précisément l'être de conscience-de-soi comme intériorité, comme auto-position de soi par soi, comme puissance totalisatrice illimitée, tendant à prendre et à com-prendre l'autre, le ramener au Soi-Même, en vue de la parfaite coïncidence de soi avec soi ; „Totalité” est donc une catégorie essentiellement égologique, peu importe que l'être de l'ego soit conçu comme un je pense (idéalisme intellectualiste) ou plutôt comme un je peux (philosophie de l'existence). 2. Le vrai concept à'infini ne peut être identifié avec le concept de totalité, ni même en être déduit par quelque démonstration (de Dieu) ou quelque processus dialectique (absolute Geist). Il procède d'une autre source, suppose une rupture de la totalité, ne s'annonce que dans un événement nouveau, une „expérience absolue”. Cette expérience absolue c'est ce que M. Levinas appelle Yépiphanie du visage, c'est-à-dire l'apparition d'autrui comm e visage, dans sa nudité de visage. En termes phénoménologiques nous avons affaire, dans le phénomène du visage à l'apparition d'une „signification sans contexte”, un sens qui apparait ϰαϑᾰἀυτό, „indépendammnt de toute position que nous aurions prise à son égard”. Les concepts de „dévoilement, de „constitution”, d'„ horizon” ne s'appliquent plus ici : tout objet apparaît „dans une lumière empruntée”, „l'être luit de sa propre lumière”. Certes tout visage est visage d'un homme historiquement situé, appartenant à une culture déterminée et qui ne peut être compris que dans l'horizon de cette culture. Mais ce sont là des attributs secondaires : le visage comme tel, dans son essence significative, me met en présence d'un être humain, peu importe qu'il s'agisse d'un ami ou d'un étranger. Tel est le sens de la nudité du visage : „La présence du visage ... est dénuement, présence d'un tiers, c'est-à-dire de toute l'humanité qui nous regarde”. Cette expérience absolue, révélatrice d'un sens ϰαϑᾰἀυτό , est une expérience éthique r et comme telle, irruption d'un Divin, qui s'annonce comme le Transcendant, l'Invisible, le Tout Autre. En ce sens „l'éthique est une optique”, et cette optique a une portée métaphysique, elle est „patence” de l'être métaphysique, de l'Autre dans son altérité, du Tout Autre. Pour s'en apercevoir il faut surtout remarquer que la relation interhumaine qui „se produit” dans l'épiphanie du visage est une relation asymétrique : „ce que je me permets d'exiger de moi-même, ne se compare pas à ce que je suis en droit d'exiger d'Autrui”. L'apparition du visage est identiquement „une mise en question du moi”, de tout ce que je suis et de tout ce que je possède : „Le visage me rappelle à mes obligations et me juge. L'être qui se présente en lui, vient d'une dimension de hauteur, dimension de la transcendance” (p. 190). L'ère qui s'annonce en lui dépasse toute conception, toute représentation, toute préhension et com-préhension, comme Xau-delà de toute idée que j'essaie de m'en faire : c'est ce que Descartes a voulu exprimer en faisant appel à l'idée d'infini. „L'idée d'infini a ceci d'exceptionnel, que son ideatum dépasse son idée”. C'est précisément cette expérience indissolublement éthique et métaphysique que nous trouvons exprimée dans le grand précepte biblique de l'hospitalité à l'égard de l'étranger, de la veuve et de l'orphelin, et dans l'idée non moins biblique qu'il n'y a de vraie „connaissance de Dieu” que dans l'accomplissement de ce précepte. „Dieu invisible, cela ne signifie pas seulement un Dieu inimaginable mais un Dieu accessible dans la justice” (p. 51). 3. Ceci nous conduit au concept de transcendance chez M. Levinas. Toute philosophie égologique qui tend à ramener l'Autre au Même manque la vraie transcendance. C'est évidemment le cas pour toutes les philosophies idéalistes. C'est aussi la cas pour Husserl, dans la Ve Méditation cartésienne, qui n'arrive pas à se dégager de la Dingkonstitution. C'est le cas pour la transcendance, entendue comme être-au-monde à travers un corps (Merleau-Ponty), car le monde „reste ici un existential de l'existence mienne en tant que existence „économique” qui aménage le monde pour en vivre et en jouir. L'intentionnalité ne nous fait pas vraiment sortir de l'immanence du moi de la jouissance. Même la transcendance heideggerienne, interprétée à la lumière de Xontologische Differenz, la distinction de l'Etre et de l'étant, ne peut satisfaire Levinas. „L'être de l'étant est un logos qui n'est le verbe de personne” (p. 43). Son éclairage nous est nécessaire pour que la terre devienne pour nous une demeure. A la philosophie heideggerienne il manque la dimension éthique véritable, elle „conçoit la relation avec autrui comme se jouant dans la destinée des peuples sédentaires possesseurs et bâtisseurs de la terre” (p. 12). Aussi le sacré heideggerien est un sacré qui reste païen, le lieu où demeurent les dieux sans visage, dieux impersonnels auxquels on ne parle pas” (p. 115). Aux yeux de M. Levinas, si toutes ces philosophies manquent le vrai concept de transcendance, c'est, en fin de compte, parce qu'elles restent des philosophies de l'intériorité et de l'intériorisation spéculative et pratique : l'autre n'est pas vraiment reconnu dans son altérité, mais ramené au Même, apparaissant au Même comme le terme d'un manque. Autrement dit, le mouvement de transcendance qui définit la subjectivité humaine est interprété comme un besoin et non comme un désir de l'autre pour lui, c'est-à-dire comme bonté, générosité : „Le désir métaphysique ne repose sur aucune parenté préalable. Désir qu'on ne saurait satisfaire ... Il est comme la bonté -le Désiré ne le comble pas mais le creuse” (p. 4). Il n'y a de vraie transcendance que si le rapport qu'il établit entre le Même (= le Soi-même) et l'Autre, loin de ramener l'Autre au Même (idéalisme) ou de fusionner le Même dans l'Autre (mystiques de l'eros), confirme les deux termes dans leur séparation même, tout en les reliant. M. Levinas appelle pareille relation : „religion”. „Nous proposons d'appeler religion le lien qui s'établit entre le Même et l'Autre, sans constituer une totalité”. Encore une fois, c'est cette relation qui se produit dans ïépiphanie du visage, comme l'événement éthique, où „la dimension du divin s'ouvre” à l'homme (p. 50). C'est la relation du „face à face”, dans laquelle l'être se produit non comme intériorité, mais comme „extériorité” (p. 266). L'importance philosophique de la pensée de M. Levinas réside entre autres en ceci : elle veut être une pensée phénoménologique authentique, et, en même temps, révélatrice de l'être métaphysique ; du fait même elle reprend tout en remettant en question le domaine entier de la phénoménologie traditionnelle : les concepts d'intentionnalité et de transcendance, de dévoilement et d'horizon ; la dialectique de l'être-au-monde avec les concepts de travail, de temps, de maison, de nature et de culture ; l'analyse de l'être-avec-autrui avec les concepts d'eros, de féminité, de tendresse, de justice, de paternité et de fécondité ; enfin la sphère du sacré comme accès à Dieu